mercredi 9 juillet 2008

Écrits IV



La République de Platon

Extrait du Livre X


Le peintre, disons-nous, peindra des rênes et un mors.

Oui.

Mais c'est le sellier et le forgeron qui les fabriqueront.

Certainement.

Or, est-ce le peintre qui sait comment doivent être faits les rênes et le mors? Est-ce même celui qui les fabrique, forgeron ou sellier? N'est-ce pas plutôt celui qui a appris à s'en servir, le seul cavalier?

C'est très vrai.

Ne dirons-nous pas qu'il en est de même à l'égard de toutes les choses?

Comment cela?

Il y a trois arts qui répondent à chaque objet : ceux de l'usage, de la fabrication et de l'imitation.

Oui.

Mais à quoi tendent la qualité, la beauté, la perfection d'un meuble, d'un animal, d'une action, sinon à l'usage en vue duquel chaque chose est faite, soit par la nature, soit par l'homme?

À rien d'autre.

Par conséquent, il est de toute nécessité que l'usager d'une chose soit le plus expérimenté, et qu'il informe le fabricant des qualités et des défauts de son ouvrage, par rapport à l'usage qu'il en fait. Par exemple, le joueur de flûte renseignera le fabricant sur les flûtes qui pourront lui servir à jouer; il lui dira comment il doit les faire, et celui-ci obéira.

Sans doute.

Donc, celui qui sait prononcera sur les flûtes bonnes et mauvaises, et l'autre travaillera sur la foi du premier.

Oui.

Ainsi, à l'égard du même instrument, le fabricant aura, sur sa perfection ou son imperfection, une foi qui sera juste, parce qu'il se trouve en rapport avec celui qui sait, et qu'il est obligé d'écouter ses avis, mais c'est l'usager qui aura la science.

Parfaitement.

Mais l'imitateur, tiendra-t-il de l'usage la science des choses qu'il représente, saura-t-il si elles sont belles et correctes ou non - ou s'en fera-t-il une opinion droite parce qu'il sera obligé de se mettre en rapport avec celui qui sait, et de recevoir ses instructions, quant à la manière de les représenter?

Ni l'un, ni l'autre.

L'imitateur n'a donc ni science ni opinion droite touchant la beauté ou les défauts des choses qu'il imite.

Non, semble-t-il.

Il sera donc charmant l'imitateur en poésie, par son intelligence des sujets traités !

Pas tant que ça !

Cependant il ne se fera pas faute d'imiter, sans savoir par quoi chaque chose est bonne ou mauvaise; mais, probablement, imitera-t-il ce qui paraît beau à la multitude et aux ignorants.

Et que pourrait-il faire d'autre?

Voilà donc, ce semble, deux points sur lesquels nous sommes bien d'accord : tout d'abord l'imitateur n'a aucune connaissance valable de ce qu'il imite, et l'imitation n'est qu'une espèce de jeu d'enfant, dénué de sérieux; ensuite, ceux qui s'appliquent à la poésie tragique, qu'ils composent en vers ïambiques ou en vers épiques, sont des imitateurs au suprême degré.

Certainement.

Mais par Zeus ! m'écriai-je, cette imitation n'est-elle pas éloignée au troisième degré de la vérité?

Si.

D'autre part, sur quel élément de l'homme exerce-t-elle le pouvoir qu'elle a?

De quoi veux-tu parler?

De ceci : la même grandeur, regardée de près ou de loin ne paraît pas égale.

Non, certes.

Et les mêmes objets paraissent brisés ou droits selon qu'on les regarde dans l'eau ou hors de l'eau, ou concaves et convexes du fait de l'illusion visuelle produite par les couleurs; et il est évident que tout cela jette le trouble dans notre âme. Or, s'adressant à cette disposition de notre nature, la peinture ombrée ne laisse inemployé aucun procédé de magie, comme c'est aussi le cas de l'art du charlatan et de maintes autres inventions de ce genre.

C'est vrai.

Or, n'a-t-on pas découvert dans la mesure, le calcul et la pesée d'excellents préservatifs contre ces illusions, de telle sorte que ce qui prévaut en nous ce n'est pas l'apparence de grandeur ou de petitesse, de quantité ou de poids, mais bien le jugement de ce qui a compté, mesuré, pesé?

Sans doute.

Et ces opérations sont l'affaire de l'élément raisonnable de notre âme.

De cet élément, en effet.

Mais ne lui arrive-t-il pas souvent, quand il a mesuré et qu'il signale que tels objets sont, par rapport à tels autres, plus grands, plus petits ou égaux, de recevoir simultanément l'impression contraire à propos des mêmes objets?

Si.

Or, n'avons-nous pas déclaré qu'il était impossible que le même élément ait, sur les mêmes choses, et simultanément, deux opinions contraires?

Et nous l'avons déclaré avec raison.

Par conséquent, ce qui, dans l'âme, opine contrairement à la mesure ne forme pas, avec ce qui opine conformément à la mesure, un seul et même élément.

Non, en effet.

Mais certes, l'élément qui se fie à la mesure et au calcul est le meilleur élément de l'âme.

Sans doute.

Donc, celui qui est lui opposé sera un élément inférieur de nous-mêmes.

Nécessairement.

C'est à cet aveu que je voulais vous conduire quand je disais que la peinture, et en général toute espèce d'imitation, accomplit son oeuvre loin de la vérité, qu'elle a commerce avec un élément de nous-mêmes éloigné de la sagesse, et ne se propose, dans cette liaison et cette amitié, rien de sain ni de vrai.

C'est très exact, dit-il.

Ainsi, chose médiocre accouplée à un élément médiocre, l'imitation n'engendrera que des fruits médiocres.

Il le semble.

Mais s'agit-il seulement, demandai-je, de l'imitation qui s'adresse à la vue, ou aussi de celle qui s'adresse à l'oreille, et que nous appelons poésie?

Vraisemblablement, il s'agit aussi de cette dernière.

Toutefois, ne nous en rapportons pas uniquement à cette ressemblance de la poésie avec la peinture; allons jusqu'à cet élément de l'esprit avec lequel l'imitation poétique a commerce, et voyons s'il est vil ou précieux.

Il le faut, en effet.

Posons la question de la manière que voici. L'imitation, disons-nous, représente les hommes agissant volontairement ou par contrainte, pensant, selon les cas, qu'ils ont bien ou mal agi, et dans toutes ces conjonctures se livrant soit à la douleur soit à la joie. Y a-t-il rien de plus dans ce qu'elle fait?

Rien.

Or donc, en toutes ces situations l'homme est-il d'accord avec lui-même? ou bien, comme il était en désaccord au sujet de la vue, ayant simultanément deux opinions contraires des mêmes objets, est-il pareillement, au sujet de sa conduite, en contradiction et en lutte avec lui-même? Mais il me revient à l'esprit que nous n'avons pas à nous mettre d'accord sur ce point. En effet, dans nos précédents propos, nous sommes suffisamment convenus de tout cela, et que notre âme est pleine de contradictions de ce genre, qui s'y manifestent simultanément.

Et nous avons eu raison, dit-il.

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