vendredi 18 juillet 2008

La peau

J’ai toujours entretenu une relation particulière avec ma peau. En fait, cette relation a marqué plus que skin deep ma relation au monde. Je suis une hypersensible. À peine trois mois d’âge, j’étais déjà couverte de la tête aux pieds avec de l’eczéma. Ici, on parle de la peau qui démange, douloureuse, qui nous pousse à nous gratter jusqu’au sang par manque de se faire toucher. L’eczéma va et vient en crise au gré du seuil de nos tolérances. Hors crise, ma peau a toujours présenté une condition visible héréditaire : une «peau de poisson», à tendance sèche et écailleuse bien caractéristique. Je neigais des peaux mortes tous les jours et laissait des traces blanches sur tout ce que je touchais. Comme les serpents, je changeais de peau, pour faire peau neuve. La cohabitation du mortifère et de l’appétence pour la jeunesse éternelle sont mes balises depuis toujours – ce n’est pas seulement une préoccupation adulte.

La peau sèche augmente la probabilité de chocs électrostatiques … d’où probablement une grande irritabilité à toutes fibres qui ne soient naturelles, à certains composants de crèmes et à certains types de lumière aussi. Mais, elle a l’avantage de ne pas nous gêner par la transpiration. Son entretien est exigeant, quotidien et sans compter coûteux. Les irrégularités psychosomatiques de ma peau ont duré jusqu’à mes vingt ans – jusqu’à ce quelqu’un m’ait réellement entendue – sans qu’il me touche. Lorsqu’on parle de peau, il n’y en a pas que pour la sexualité. La peau fait partie de l’espace social – et le mien était bien isolé, hors d’atteinte, en deça de la proximité physique, sans aucun lieu pour s’exulter et j’en souffrais! C’est ce qui a fait de moi une extrovertie, c'est ce qui m'a poussée à prendre une attitude qui tend à attirer l'attention des autres sans nécessairement avoir le savoir-faire pour transiger avec eux. Enfant, on apprend à occuper juste l’espace qu’on nous donne. Ma peau exprimait le manque d’espace intime autour de moi pour mon propre développement et en portait tous les signes. Jeune adulte, j’ai cherché à combler ce manque de relation intime dans le nombre des rencontres, et les déplacements qui sont contraires au fait d’être immobile et isolée. Mais, ça c’est l’école dure qui m’a fait passer de la mère dans ma peau à l’amer dans ma peau. C'est plus tard que j'appris à aimer ma peau.

J’ai fini par comprendre que ma mère, sans avoir vécu l’inceste, avait été marquée par les conséquences de l’inceste vécu par ses proches. Cela explique sa relation avec moi qui était la même qu’avec une poupée de porcelaine, marquée d’une barrière inhumaine, faite de chaleur distante, de silence et d’infantilisme. Avilir par trop d’idéalisation. Mon père témoin et inquiet de cette tournure a cherché à compenser en nous inculquant l’ouverture face à notre corps et celui d’autrui. Et la leçon fut quotidienne toujours en respect de cette limite à ne JAMAIS franchir, celle de l'intégrité. Mes parents étaient culturistes de métier. Des être humains nus, dans toute leur splendeur et déficience, j’en ai vu. Egos, morphologies, muscles, couches adipeuses, diètes et programmes d’entraînement adaptés ont été des sujets ouvertement discutés à table. À l’époque, ce qui était commun chez nous, était tabou ou étranger partout ailleurs, et vice versa! Notre famille était perçue d’avant-garde plutôt que décriée ou passée sous silence. Ironique que mes parents aient œuvré dans une sphère de l’intimité hautement gardée : celle de la chair, chair fluctuante mais pas ouvertement malade. Leur principal défaut dans notre intimité faisait leur force dans le public! Leur distance naturelle et leur discipline monstre leur ont permis de toujours maintenir une attitude irréprochable sur le plan professionnel!

Pour mes treize ans, ma mère a eu l’idée saugrenue de m’offrir une chirurgie. J’avais un grain de beauté sous la cloison centrale du nez qui ressemblait en tout point à de la morve. Je faisais régulièrement face au malaise et aux taquineries des gens. C’est ce qui a fait brandir le scalpel de ma mère. Le problème est que ce nævus avait une racine de plusieurs millimètres. En recousant l’ouverture ainsi créée, le nez s’est retrouvé dévié. Trois chirurgies réparatrices plus tard : je ne me ressemble plus; il n’y a plus d’espace pour de nouvelles cicatrices dans les cloisons intérieures de mon panache; j’ai perdu d’innombrables sensations et perceptions d’odeur et j’ai gagné l’impression d’avoir un objet non identifié au milieu de mon visage, comme dans un tableau de Picasso. Oh j’oubliais! C’est peu visible, quoique certaines personnes ressentent un malaise indéfini à ma vue... et je sens venir les orages! Vous comprendrez que je ne comprends absolument pas pourquoi les gens courent chez les chirurgiens plastique pour se faire dépecer volontairement!!! L’apparence, on n'en fait pas l'expérience dans notre peau et ce que l'on sent au nom de l'apparence n'est pas ragoûtant! L'aspect positif de l'apparence tient essentiellement dans le regard de l’autre! Pourquoi faire ce sacrifice-là? N’en est-il pas de meilleurs pour l’humanité? En tout cas, ce fut un cadeau… euh… dont les connotations n’ont pas seulement fait violence à mon nez…

Quand je suis devenue mère, j’ai tenu à allaiter mon enfant. Une expérience indicible et salvatrice. Tout un transfert de vie est contenu là, dans cet acte qui colle la peau contre la peau. Dès le départ, j’ai eu très peur de transmettre mes manques. Cela m’a gardé alerte. J’insiste encore aujourd’hui pour qu’il n’y ait aucune barrière physique entre moi et ma fille. C’est notre lieu commun. C’est notre maison à défaut d’en avoir une. On se voit, on se serre. On ne se comprend peut-être pas toujours, mais on est là, bien concrètement l’une pour l’autre.

Autre expérience : j’ai été exposée à la maladie de Lyme par la piqûre d’une tique. Les trois premiers mois, j’ai été couverte de la tête aux pieds avec des plaies cancres qui se présentaient avec de grands cercles rouges mais seulement après que le phénomène ce soit propagé en migrant d’un membre à l’autre. J’ai mis deux ans à stabiliser mon grain de peau. Ces «boutons» ont laissé des traces permanentes de leur passage. Cette maladie, combinée aux troubles immunitaires de la maladie de Graves, m’a obligé à vivre plusieurs années à demi-jour en retrait de la vie sociale, à traîner ma peau, par gêne et par fatigue. Un des symptômes dû au grand mimétisme de ces affections a été l’affaissement (temporaire) de la peau et des muscles de mon corps comme dans les maladies neuro-musculaires, au point de ressembler au Sharpei. Mignon sur le chien.

Pas facile de vivre avec sa peau en porte-à-faux! Heureusement qu’elle se regenère sinon imaginez qu’elle porte visiblement tous les coups, cassures, brisures, déchirures, piqûres, et reflète tous les états d’âmes vécus depuis la création de notre existence… Nous serions plus hideux que des lépreux! Mais c’est aussi pourquoi nous pouvons tous être indulgents à ceux qui sont éprouvés, parce que nous savons ce que c'est d'être affublés de cicatrices. Bien qu’elles soient moins visibles, certaines sont là pour rester et affectent qui nous sommes de manière définitive.

Aujourd’hui, je commence à montrer quelques signes de vieillissement. Tout se transforme déjà de manière perceptible et irréversible. Mais cela agresse que mon sentiment d'attachement à la vie, c’est finalement une évolution normale de la vie.

La peau est un vecteur de notre condition humaine. La peau est indissociable de l’enjeu de notre identité. C’est un sujet, un thème, un objet de culte, d’analyse, de recherche en Arts comme en Sciences. La peau touche à tout. Elle définit le contour et l'essentiel de qui nous sommes.

Ce sac, cette enveloppe, ce linceul, cet écrin, cette dépouille, cette peau d’écorché, cette peau de bête, ce bouclier, ce derme est vase, récipient, urne, vaisseau, corps, étui, coffre à livre; montre couleur et teint; c’est une limite qui est dangereux de traverser; c’est une protection; c’est le corps superficiel qui apparaît dans sa santé et sa destruction; il est le reflet de l’âge et de la beauté qui reproduit le statuaire en soi, la liaison et l’arrangement de tout, mesuré et symétrique dont la ligne ne vient nullement des profondeurs. Jackie Pigeaud 1

On y réfère constamment: À fleur de peau (irritabilité); Attraper, prendre, retenir, saisir qqn par la peau des fesses, du cul (en saisissant qqn par le derrière au dernier instant pour le forcer à prendre une direction); Avoir la mémoire dans la peau; Avoir la mort dans la peau; Avoir la peau et les os; Avoir la peau de qqn (se venger de qqn; vaincre qqn); Avoir la peau dure (très résistant); Avoir la vengeance dans la peau; Avoir le feu sous la peau (être passionné); Avoir le rythme dans la peau (savoir danser, chanter, jouer la musique); Avoir qqn dans la peau (aimer qqn avec passion); Cette femme est une peau (luxure, vice); Changer de peau; Coller à la peau (nous convenir); Coûter la peau des couilles ou des fesses (coûter très cher); Entrer dans la peau de qqn (s'identifier à qqn, se mettre à sa place); Entrer dans la peau d'un personnage (jouer avec beaucoup de conviction); Être bien dans sa peau (à l'aise); Être peau contre peau; Faire la peau à quelqu'un (le tuer); Faire peau neuve (changer de vêtements); Il ne faut pas vendre la peau de l'ours avant de l'avoir tuer (il ne faut pas disposer d'une chose avant d'être assuré de sa possession); Lui aller comme une seconde peau (vêtement moulant et seyant qui colle au corps); N'avoir que la peau et les os (maigreur ou pauvreté); Par la peau des dents (de justesse); Peau d'âne (diplôme); Peau de pêche (peau rose, très douce); Peau de vache (sévérité qui va jusqu'à la dureté); Peau d’orange (cellulite); Peau élastique; Peau mate (peau foncée); Peau-rouge (indien d’Amérique); Peaux mortes (petits morceaux de peau desséchée); Risquer sa peau (risquer sa vie); Se faire trouer, percer la peau (se faire tuer); Se mettre dans la peau de quelqu'un (se mettre à sa place); Tenir à sa peau (tenir à la vie); Vendre chèrement sa peau (se défendre avec énergie avant de succomber); Vieille peau (vieille personne); Y laisser sa peau (en mourir).

Et il y a la chair : Avoir la chair ferme (être en bon état); Avoir la chair fraîche (jeunesse, inexpérience, naïveté); Avoir la chair de poule (frisson); Chair à canon (soldats destinés à périr sous les armes); Chair à dame (poire); Chair à pâtés (hachées menue); Chair à saucisse (bon pour l’abattage); Chair baveuse (chair spongieuse d’une plaie qui tend à ne pas cicatriser) Chair blanche (veau, volaille); Chair de fruit (substance imbibée de sucs et cependant assez ferme du fruit); Chair fossile (vieille); Couleur de chair (rouge pâle); En chair et en os (réel); Être en chair (être en bon état); Entre cuir et chair (entre la peau et la chair); Excroissance de chair (tumeur); Grippe-chair (suppôt de police, archer); La chair de ma chair (descendance); La chair nourrit la chair (la viande est le meilleur aliment); L’esprit est prompt et la chair est faible; Le Verbe s’est fait chair (Jésus); L’œuvre de la chair (la conjonction charnelle ou son produit); L’aiguillon de la chair (péché d’impureté); Masse de chair (qui a le corps et l’esprit lourd); Ni chair ni poisson (chose indéfinie); Pester entre cuir et chair (Être mécontent sans oser le dire).

Nous y faisons aussi allusion dans le langage technologique (anglais): skin, pinch, touchscreen, cybersex…

Je me propose donc dans les semaines à venir, vous entretenir, entre autres, de la peau, de différents rapports que les humains engagent avec leur organe limitrophe:


I La peau individuelle : unique et complexe
Description, Fonctions, Dysfonctions et Transformations


II La seconde peau : distinguée, parée et armée
Cosmétiques, Masques, Perruques, Tissus & Vêtements


III La peau tertiaire : nomade, sédentaire, et solidaire
Véhicule, Habitat, Communication, Défense et Communauté


Aucun commentaire: